Hans Bachofner, divisionnaire a D, Uitikon-Waldegg (ZH)
Mes considérations s’articulent en trois chapitres:
1. La Suisse sans défense
Menace à cause de l’ignorance et du manque de capacité d’imagination
2. Des massacres au lieu des batailles
Nouvelles formes de guerres, nouvelles formes de menaces
3. On ne défend pas la Suisse au Hindou-Kouch
La question de la localisation de la menace
1. La Suisse sans défense
Dans son rapport sur les attentats du 11 septembre 2001, la commission d’enquête du Congrès des Etats-Unis arrive aux conclusions suivantes:
– nous étions sans défense et nous n’étions pas préparés. Les responsabilités n’étaient pas clairement réglées. Le gouvernement a failli dans sa tâche la plus importante, celle de protéger la population. Les services de renseignement, les autorités d’immigration et de la navigation aérienne, de même que la protection des frontières ont échoué.
– l’Etat qui possède les forces militaires les plus puissantes de l’histoire de l’humanité avec lesquelles il croyait maîtriser les mers, l’air et l’espace, cet Etat était en réalité sans défense.
– ce rapport décrit en détail l’échec de la politique avant le 11.9., l’échec des dirigeants le 11.9. et les compétences insuffisantes des autorités responsables. Le manque de force d’imagination est considéré comme la principale cause de ce désastre. Selon les auteurs du rapport, les Etats-Unis n’ont pas compris l’étendue de la menace qui n’a cessé de grandir au fil des ans.
Le soir du massacre des enfants de Beslan, le président russe, Vladimir Poutine, s’est présenté devant les caméras de la télévision pour dire que la gravité de la menace n’avait pas été comprise. « Nous n’avons pas pu réagir correctement; nous devons créer un système plus efficace; nos forces doivent correspondre à la gravité de la nouvelle menace; nous avons besoin d’une conduite plus efficace en cas de crise; nous avons manifesté de la faiblesse et les faibles sont punis », a-t-il déclaré en subs-tance.
Nous autres Suisses, nous ne sommes pas moins impuissants que les géants militaires que sont les Etats-Unis et la Russie. Nous aussi, nous méconnaissons la me-nace. Nous nous laissons leurrer par l’euphorie pacifiste des années nonante et nous dispersons nos forces. Nous aussi, nous manquons de scénarios modernes et nous n’avons pas conscience de la menace réelle. Nous avons laissé s’effondrer l’organi-sation de la défense générale. Quelques offices et organisations sont certes encore à l’œuvre, mais en ordre dispersé et sans commandement suprême véritablement exercé.
2. Des massacres au lieu des batailles
Nous sommes entrés dans un contexte de sécurité totalement nouveau, caractérisé par le terrorisme, par la prolifération d’armes de destruction massive et par quelques Etats à la dérive. La notion à la mode de « guerre asymétrique » n’est pas correctement comprise.
Les guerres symétriques se passent entre adversaires du même genre. Des forces militaires en uniformes, casernées, disciplinées, contrôlées par le droit de la guerre, cherchent la bataille décisive. Les guerres symétriques sont comme des duels. Les chances de tuer et d’être tué sont égales. Ces guerres se terminent par les rituels que l’on appelle traité d’armistice ou accord de paix.
Les guerres asymétriques qui marquent ce 21e siècle signifient la violence entre ad-versaires inégaux. Il ne s’agit pas du combat de David contre Goliath. Ces guerres ne se distinguent pas par des différences quantitatives, mais bien par des différences de qualité. La cible des attaquants est la population civile. Les massacres d’écoliers, de visiteurs d’un théâtre ou de clients d’un hôtel remplacent les batailles. Les attentats-suicides, les enlèvements et les décapitations devant les caméras ne connais-sent pas le droit international public. L’ennemi est invisible, souvent inconnu. C’est un « réseau ».
Le temps et l’espace, les éléments centraux de toute stratégie ont une signification toute nouvelle. Dans les guerres symétriques connues, on cherche à limiter dans le temps et dans l’espace les actions de combat. Les nouvelles guerres asymétriques ne connaissent ni frontière, ni fin. Al-Kaïda frappe dans le monde entier; les guerres entre seigneurs de la guerre en Afrique se financent elles-mêmes et peuvent donc durer très longtemps.
Les conséquences de cette situation pour la politique mondiale sont dramatiques. Les institutions sont désemparées. L’ONU, qui se comprend comme un système d’Etats responsables détenant le monopole de la violence, est impuissante devant une guerre sans Etats et sans acteurs tombant sous le coup du droit international public.
Agissant en puissance mondiale impérialiste, les Etats-Unis ont échoué avec leur nouvelle doctrine stratégique aussi bien en Afghanistan qu’en Irak – notamment au niveau des services de renseignement. Il n’est plus aussi valorisant et utile qu’autre-fois de se placer sous la protection des Etats-Unis. Les armes nucléaires stratégi-ques sont des reliques de l’époque des guerres symétriques. La doctrine Rumsfeld des forces militaires high-tech avec de petits effectifs est en cours de correction.
Il n’y a aucune raison de regretter le temps des guerres symétriques qui ont apporté des souffrances immenses à l’humanité. Par contre, nous avons toutes les raisons de vérifier notre propre vulnérabilité, d’identifier qui peut nous faire du mal et comment il peut le faire, de développer et d’appliquer une nouvelle doctrine aux niveaux stratégique, opérationnel et tactique. Il n’y a aucune raison de se précipiter, mais il n’y a pas lieu non plus de se montrer négligeant et de gérer tranquillement les défauts d’Armée XXI.
Deux mots clefs pour décrire la situation: dans une guerre asymétrique, un petit Etat, contrairement à une grande puissance, a besoin d’une stratégie défensive ainsi que d’une doctrine opérationnelle et tactique basée sur la redondance, la superposition, la décentralisation. Les terroristes frappent là où nous sommes les plus vulnérables, où nous pouvons être paralysés d’un seul coup. La défense nationale prend alors un aspect très différent. Pour le moment, nous sommes sur la mauvaise voie.
3. On ne défend pas la Suisse au Hindou-Kouch
Les interventions dites humanitaires des années nonante – par exemple, pour empê-cher un génocide – ont depuis longtemps développé une dynamique propre et elles échappent aujourd’hui à tout contrôle. On tente aujourd’hui de reconstruire des Etats avec la force militaire. Ces tentatives s’enlisent partout dans le monde. Darfour symbolise cette nouvelle retenue, l’Irak symbolise l’échec, l’Afghanistan les doutes croissants. La reconstruction d’Etats échoués et s’inscrivant dans des cultures fondamentalement différentes est presque impossible avec la force militaire. Les moyens personnels militaires et civils manquent, tout comme les moyens financiers. La volonté des peuples intervenants s’épuise rapidement.
La Suisse aussi a fait quelques expériences malheureuses avec des engagements de l’armée à l’étranger: Namibie (la guerre n’a pas eu lieu), Sahara occidental (le vote n’a pas eu lieu), hélicoptères anti-incendie au Portugal (les incendies étaient déjà éteints) et, surtout, troubles au Kosovo en mars dernier. Le gouvernement, la conduite militaire et les services de renseignement ont de toute évidence échoué. Les militaires engagés ne méritent pas de critiques, mais bien les chefs responsa-bles. Ces comptes n’ont toujours pas été réglés en Suisse. Dans d’autres pays, ces discussions sont en cours. On parle de règles d’engagement obstructives, d’absence de plans de crise, d’absence de coordination entre la KFOR et l’ONU, d’ignorance des responsables, de compétences insuffisantes des états-majors multinationaux, de réserves insuffisantes, de rapports de force mal calculés entre les troupes de combat et les troupes d’appui, de services de renseignement lacunaires, d’une prise de conscience insuffisante de la menace latente.
Les engagements militaires ne doivent jamais remplacer la politique. La stabilisation n’est pas un but en soi: elle doit permettre des solutions politiques. Or, celles-ci font défaut partout où des militaires suisses assurent actuellement des engagements à long terme. Des observateurs indépendants annoncent aussi bien d’Afghanistan que du Kosovo que la population locale souhaite surtout le départ des troupes étrangères, donc aussi des Suisses.
Une voix allemande: « La guerre en Yougoslavie nous montre que les actions que nous avons menées ne conduisent pas à une solution politique. Nous devons éviter de nous laisser entraîner de plus en plus et pendant des décennies dans des engagements militaires alors que rien ne bouge. Les engagements à l’étranger sont un tonneau sans fond. L’ensemble de l’engagement allemand commence à échapper au contrôle. »
Y a-t-il des intérêts suisses à protéger militairement en Afrique, au Proche-Orient, dans le Caucase, en Asie centrale? En fait, la Suisse a des intérêts partout. Mais en tant que petit Etat, nous n’avons ni les moyens ni l’obligation d’intervenir militairement partout dans le monde pour rétablir l’ordre. Et nous n’avons pas non plus à courir derrière d’autres pays qui défendent leurs propres intérêts.
Notre vulnérabilité se situe dans notre propre pays. C’est ici que peut se mener la guerre asymétrique. C’est ici qu’il faut corriger les points faibles inutiles et protéger ceux qui sont inévitables. C’est ici qu’il faut exercer la conduite coordonnée des engagements en vue d’un événement réel, c’est ici qu’il faut clarifier les responsabilités, les compétences et les voies de service, qu’il faut concentrer les moyens intellectuels, financiers et personnels. Opérant par le biais de réseaux, l’ennemi du 21e siècle n’est pas localisable à l’étranger. Il a une nouvelle qualité. Peut-être est-il déjà là. A Madrid aussi, on était incapable d’imaginer à l’avance l’horreur des attentats qu’a subi la capitale espagnole.