On peut lui reprocher ce que l’on voudra – la pédagogie l’a d’ailleurs fait sans relâche depuis les années 60 au nom de la "scientificité" – mais le maître d’école n’est pas prêt de rendre son…
On peut lui reprocher ce que l’on voudra – la pédagogie l’a d’ailleurs fait sans relâche depuis les années 60 au nom de la « scientificité » – mais le maître d’école n’est pas prêt de rendre son dernier souffle. Pourtant on aura tout essayé, pour couper les ailes à ce symbole de l’enseignement et le terrasser au nom de la démocratie. Il devait devenir le grand frère des élèves, leur psychiatre, leur partenaire de jeu, pour échapper à son rôle de véhicule du savoir et de maître de sa discipline.
Mais dans la nouvelle école, devenue complètement plate et sans nuances à force d’être horizontale, il ne peut y avoir de maîtres, ni de têtes qui dépassent, ni de hiérarchie. Il ne s’agit plus de viser les cieux lointains de la connaissance, non, puisque les élèves ont déjà tout en eux et qu’il leur suffit de puiser au plus profond d’eux-mêmes ce que la civilisation humaine a inventé et créé au cours des millénaires. Le résultat est maigre et peu édifiant. Autant pour les élèves que pour les enseignants. Les premiers se regardent patauger dans leur propre ignorance pendant que les seconds les observent dans leur misère. Ah, quel constructivisme destructif. Pourtant tout cela est habité des meilleures intentions du monde: les petits Mozart malheureux doivent être remplacés par des barbares heureux. Ceux qui un jour récolteront, reconnaissants, les lieux communs du nouvel ordre mondial et fertiliseront de leurs banalités le vaste champ des bonnes intentions.
Mais pour atteindre ce résultat il faut couper les ailes du maître d’école. Il pourrait bien sinon montrer l’exemple d’un envol vers l’Olympe de la culture, voire entraîner ses élèves à l’imiter. L’exemple funeste d’Icare est dans tous les esprits. Ceux qui oseront approcher de trop près le soleil, seront précipités dans la mer. Mieux vaut donc rester dans le labyrinthe, à l’ombre des murs épais, qui représentent les mondes connus, parce que l’on ne veut plus en explorer d’autres.
Cela n’étonnera donc personne qu’à ce petit jeu-là les maîtres perdent leur motivation et que la relève soit de plus en plus clairsemée, quand le travail le plus noble de l’homme – sortir la jeunesse de son ignorance et de sa dépendance et la mener vers la connaissance, le savoir-faire et la responsabilité – a été à ce point dévalorisé. Comme la majorité des enseignants sont rétifs à cette idée et pensent encore devoir transmettre un savoir en bâtissant sur l’autorité, le sens du devoir et l’ordre, on a introduit à l’école un nombre croissant de pédagogues professionnels et de didacticiens – tous des scientifiques sérieux – qui devaient les distraire de leur tâche principale: enseigner.
Afin que dans la pratique les enseignants ne commettent plus l’erreur de vouloir transmettre quoi que ce soit, parce que cela pourrait entraver la liberté des élèves, on les a petit à petit transformés en virtuoses du formulaire. Ils doivent à leur tout devenir ce que les pédagogues sont depuis toujours: des ronds-de-cuir d’une autre planète. Leurs doigts engourdis à force de rédiger des rapports, de produire des statistiques et d’inventer de toutes pièces des expertises. Mais quelle satisfaction de savoir que tout cela est si objectif, si utile, si scientifique. Alors qu’au sens strict la pédagogie n’est même pas une science, mais une attention particulière, une vocation qui épouse le pouls de la vie.
Mais où irait-on – disent les pédagogues convaincus de leur science – si on lâchait le maître avec toutes sa subjectivité sur les pauvres élèves? Grand Dieu! Non, pas ça; plutôt l’objectivité poussiéreuse d’innombrables rapports et formulaires bien classés. Au moins ceux-ci donnent l’impression aux bureaucrates de l’école de se rendre utiles, en mesurant leur efficacité à la hauteur des piles de papier qui s’amoncèlent.
Mesdames et Messieurs: je suis maître de classe depuis 23 ans et je peux dire en toute modestie que je jouis d’une certaine popularité auprès de mes élèves. Pourquoi? Parce que je m’efforce de ressembler à mon professeur d’allemand et d’histoire au séminaire, qui reste pour moi un modèle. Car c’est à lui que je dois d’avoir réussi à mener des études universitaires et de pouvoir aujourd’hui, parallèlement à mon métier d’enseignant, mener une activité littéraire.
Il m’a jadis donné la seule leçon qui compte vraiment: entretenir la passion et le besoin d’aller toujours plus loin dans l’exploration de l’histoire de la culture humaine, pour pouvoir un jour à mon tour livrer ma petite, ma modeste contribution personnelle à l’édifice.
Mais lui avait encore le droit d’être un maître de classe et un maître dans sa discipline. Il pouvait se repaître de son autorité intangible, car il nous était infiniment supérieur dans sa culture. Pourtant il ne se reposait pas sur l’Olympe de son immense connaissance, mais descendait dans les marécages de notre ignorance pour nous prendre par la main, nous sortir pas à pas de l’indolence et de la minorité et nous guider vers de nobles sommets. Et nous le suivions, parce qu’il croyait en sa mission, parce qu’il croyait EN NOUS, parce qu’il savait que l’homme ne devenait une personne à part entière qu’à l’issue d’un long processus d’apprentissage. Nous le suivions volontiers, parce qu’il remplissait son devoir avec amour. Au contact de toute création importante et sublime de l’humanité, il parvenait à nous humaniser, c’est-à-dire à nous apprendre à nous connaître nous-mêmes par l’exploration du monde.
Mon professeur d’allemand était un idéaliste. Il était aussi un brise-glace, un résistant. Et c’est exactement ce que je suis devenu à mon tour. Dans mes premières années en tant qu’enseignant j’ai d’abord quitté le marais de la pédagogie facile, en me tirant moi-même de ce bourbier à la façon du Baron Münchhausen. J’ai mis fin à la danse de Saint-Guy autour du vide auto-célébratoire et j’ai commencé à transmettre à mes élèves la satisfaction de l’effort et de l’étude. Je me suis efforcé de d’ériger dans leurs têtes, pierre après pierre, une cathédrale invisible, qui leur permettra leur vie durant de jeter sur le monde un regard empreint de respect mais aussi d’esprit critique. De même que je vis toujours des leçons d’allemand de mon maître à penser, de ses analyses, à nulles autres pareilles, de « Marie Stuart » de Friedrich Schiller, de « Homo Faber » de Max Frisch ou encore de « Verwirrungen des Zöglings Törless » de Robert Musil, je leur souhaite dans les moments difficiles de la vie de pouvoir se remémorer « Panther » de Rainer Maria Rilke, « Grodek » de Georg Trakl ou « Schwarze Milch » de Paul Celan.
Car dans chacun de ces poèmes sont enfouis des fragments de notre propre destin, sont décris les pièges, auxquels nous devons échapper, si nous ne voulons pas succomber au désespoir.
La culture fait fi de la réalité, prétendent les soixante-huitards, elle serait suspecte, parce qu’elle véhicule des valeurs discutables. Alors mieux vaut, d’après eux, ne plus rien transmettre du tout, jouir de la liberté du vide, patauger dans l’indéfini.
Pourtant comment les élèves doivent-ils remettre en question des valeurs, si elles ne leur ont jamais été transmises, comment doivent-ils défier une autorité, qui n’en n’est plus une, ou encore gravir des montagnes, réduites en poussière?
Il ne reste à de tels hommes rien d’autre à faire que de remplir des formulaires et de produire des statistiques, jusqu’à en faire des montagnes, pour se donner l’illusion d’exister. Ils deviennent les comptables d’une vie et d’un enseignement, qui appartiennent au passé.
Il n’y pas de doute: comparé à tout rapport pédagogique, un simple quatrain de Gottfried Benn est d’un remarquable réalisme. Et chaque formulaire devient toute une mort, comparé à « Hälfte des Lebens » de Friedrich Hölderlin.
Peut-être qu’en laissant les pédagogues remplir leurs propres formulaires avec leur vacuité intellectuelle, les verra-t-on un jour se détruire eux-mêmes.
En attendant ce jour béni, et pour conclure, je me permets toutefois de riposter de façon préventive avec les armes de la poésie:
Schulbetrieb
Es zog mich einst die Jugend an,
Die, dacht‘ ich, was verändern kann,
Denn schliesslich braucht es junge Knochen
Will man die Zukunftssuppe kochen.
Ich trat in ein Gymnasium
Und roch mich in den Gängen um;
Dort schwebten sonderbare Schwaden,
Die war’n mit Weisheit kaum geladen,
Denn was die Alten einst gesungen
Erstickte in den jungen Lungen.
Die krähten laut und tiefgerührt,
Dass nur der Joint zur Freiheit führt.
Es hatte sich, auf Druck von oben,
Das alte Schwergewicht verschoben.
Zu Rauchwerk war die Schul‘ verkommen
Und Frau Kultur stand wie benommen.
Statt seine Fibel zu studieren
Wollt‘ sich das Jungvolk amüsieren,
War stolz auf seine Wissenslücken
Und liess sich durch kein Joch mehr drücken.
Die alten Lehrer, die Pedanten,
Erschlug man mit ihren Atlanten
Und packte in die dicken Ranzen
Der Schüler nur noch Ignoranzen,
Denn Leere zeugt von Offenheit.
Drum öffnet‘ man die Fenster weit
Und spuckte auf die greise Glatze
Des Abwarts auf dem Pausenplatze.
Vom altehrwürdigen Latein
Blieb eine Feststellung allein:
Man war bedacht, in media res,
Auf panem nur und circenses.
Doch jene Pädagogenratten,
Die dies alles verursacht hatten,
Liess man, anstatt sie zu vertreiben,
Darüber weise Bücher schreiben.
Darin ward, treffend und pointiert,
Die Unkultur brav definiert
Als pädagogisches Verfahren
Zur Integrierung der Barbaren.
Nun ist ein jeder integriert,
worin, das wird nicht eruiert,
sonst merkt am Ende die Nation
Die eigne Desintegration.